Les opérations diplomatiques et militaires françaises aux Indes pendant la Guerre d’Indépendance américaine Pourquoi? Comment? Et avec quels résultats? par Jean-Marie Lafont

Jean-Michel LafontMonsieur Jean-Marie Lafont, professeur de lettres classiques, docteur en archéologie grecque et docteur d’État en histoire moderne, a donné une conférence le lundi 31 mars 2014 devant la Société des Cincinnati et l'association France-Amériques. Le thème était: "Les opérations diplomatiques et militaires françaises aux Indes pendant la Guerre d’Indépendance américaine, Pourquoi? Comment? Et avec quels résultats?"


Vous trouverez ci-dessous le texte de cette conférence.

 

 

Monsieur le Président,
Excellence, Monsieur l’Ambassadeur de l’Inde,
Mesdames et Messieurs, chers amis,

Je remercie Monsieur de Monferrand et la Société des Cincinnati de l’invitation qu’ils m’ont faite de vous rencontrer ce soir. Je remercie particulièrement M. de Vergennes de m’avoir aidé à préciser le sujet de cette intervention, et M. de Beauvoir pour l’organisation de cette conférence.

Parler du sujet dont nous allons brièvement traiter, c’est comme ouvrir le tome 2 aux pages non encore coupées d’un ouvrage dont le tome 1, celui traitant de la naissance des Etats-Unis d’Amérique, a chacune de ses pages usées des doigts et des yeux de ses lecteurs depuis 250 ans. Or ce tome 2 parle de l’Inde, de l’intervention française aux Indes, de notre coopération militaire avec Hayder Ali, puis Tipou Sultan, souverains du Mysore, contre les forces anglaises au moment où en Amérique du nord Rochambeau et La Fayette combattaient le même adversaire aux côtés de Washington et du peuple américain.

 

Pourquoi ?

Pourquoi une expédition française aux Indes en même temps qu’en Amérique du nord? C’est qu’à la suite du Traité de Paris de 1763, plusieurs hommes politiques français rassemblés autour de Choiseul avaient comme lui compris que l’émergence de la puissance anglaise reposait sur trois piliers: le pouvoir politique à Londres, l’espace territorial avec les hommes, le bois et les ports pour la Royal Navy en Amérique du nord (côte Est), et les ressources financières aux Indes. Il fut donc décidé à Versailles que lors de la prochaine confrontation entre la France et l’Angleterre, l’effort français devrait porter non pas sur le Royaume-Uni, mais sur ses deux piliers d’où il tirait sa puissance humaine et financière: l’Amérique du nord, pour y créer ce que nous appelons aujourd’hui les Etats-Unis (et non pas pour reprendre le Canada et autres provinces anciennement françaises), et les Indes, non pas pour y recréer une Inde française à la Dupleix, mais pour libérer les territoires soumis par les Anglais et les rendre à leurs souverains légitimes.

 

Comment ?

Chacun ici connaît la façon dont les choses ont été conduites pour l’Amérique du nord: collecte d’information provenant des sources les plus diverses, y compris les rapports de nos officiers en missions secrètes (Pontleroy, Kalb, Bonvouloir...) chargés de vérifier sur place les dires des Américains et de rassembler les informations militaires pour de futures opérations.

Les informations sur l’Inde parvenaient à Versailles de sources extrêmement diverses. Et la situation y paraissait bien différente de celle en Amérique du nord. A l’exception du Bengale, passé en 1765 sous domination britannique, le reste du sous-continent restait sous l’autorité de ses souverains indigènes. Le gouvernement français devait donc vérifier s’il serait possible d’organiser une alliance générale des quatre principales puissances (Mysore, Puné, Hyderabad et Delhi) afin de les appuyer militairement contre l’East India Company.

Il fut donc décidé d’envoyer aux Indes, comme en Amérique, des agents pour juger sur place de la situation. L’un des meilleurs fut Deshayes de Montigny. Le plus étrange fut Palebot de Saint-Lubin. D’autres agents, Visage, du Jarday, furent envoyés jusqu’à Delhi pour prendre contact avec les différents “partisans” français, on pense à René Madec, éparpillés dans l’Inde du nord au service des Etats indiens.

Tout comme pour l’Amérique, il fut décidé de renforcer ces Etats indiens en y envoyant des officiers sous couverture civile, ou en apparente désertion de leurs corps. Ainsi fonctionnait chez Hayder Ali, à Mysore, le Corps de Lallée, dit par diplomatie Parti suisse. Vers 1770 un bureau dirigé à Versailles par le maréchal de camp Baudoin prit charge de ces opérations. Le second séjour du colonel Hügel et de ses hussards à Mysore (1771-1785) relevait de cette direction.

Comme en Amérique également, il fallait dresser des plans de ports sur les côtes de l’Inde. En 1777-1778 l’ingénieur Lafitte de Brassier dressa des cartes des ports de l’Inde depuis la côte malabare jusqu’au Pégu (Birmanie). Signalons la proposition d’Hyder Ali vers 1770 de mettre le port de Karwar, aujourd’hui la plus grande base navale de l’Inde, à la disposition de la France. Un autre ingénieur militaire, Valory, passa trois ans de “congé” aux Indes, dont sept mois à Hyderabad avec le Nizam et six mois à Madras. Il retourna à Paris avec une splendide moisson de cartes. Mais ses supérieurs, ignorant les raisons d’une aussi longue absence, refusèrent sa réintégration dans l’armée.


La guerre

Le 6 février 1778 la France et ce qui n’était pas encore les Etats-Unis d’Amérique signèrent un ‘Traité d’Amitié et de Commerce’. La nouvelle en parvint aux Indes en juillet, et dès le mois de novembre les Anglais avaient occupé tous les établissements français. Inquiets soudain des ambitions anglaises, les Etats indiens organisèrent un début de résistance: en janvier 1779 l’armée de Bombay fut battue et capturée à Wagdaon par les Marathes. Et en juin 1780 Hayder Ali, régent du Mysore, envahit le Carnatic. Hayder avait alors à son service le régiment de hussards français commandé par Bouthenot, et le corps de Lallée, environ 900 Européens plus une brigade d’infanterie indienne de 5000 hommes entraînée sur le système français. Le 10 septembre [1780], avec l’aide des Hussards de Bouthenot et du contingent français de Lallée, il détruisit l’armée du lieutenant-colonel Baillie à Pullalore. Et bientôt il menaçait Madras.

La France n’avait pas les capacités de transporter en même temps, avec deux convois distincts, un corps expéditionnaire aux Indes et un autre aux Amériques. L’Amérique fut choisie en premier à cause de la certitude où se trouvait Versailles de l’union totale des “Américains” contre les Anglais, alors que nous n’avions pas de certitude semblable sur la politique des Etats indiens. Et aussi parce qu’il était plus rapide de frapper d’abord en Amérique, puis de faire revenir nos escadres pour envoyer notre second corps expéditionnaire dans le sous-continent indien.

La flotte de l’amiral Ternay sortit de Brest en mai 1780, transportant en un premier convoi 6.000 hommes du corps expéditionnaire de Rochambeau, qu’il débarqua à Newport. La marine anglaise surprise bloqua immédiatement tous les ports de France. La seconde escadre transportant le reste de l’armée de Rochambeau ne put sortir du port. Les opérations franco-américaines sous les ordres de Washington, Rochambeau et de Grasse se terminèrent le 19 octobre 1781 par la capitulation à Yorktown de l’armée du général Cornwallis avec ses 8.000 hommes et ses 162 canons.

Aux Indes, l’amiral d’Orves, en février 1781, fit une croisière sur la côte de Coromandel. Mais il refusa de prêter à Hayder Ali les 800 artilleurs et troupes de débarquement que le Nabab lui demandait pour écraser l’armée anglaise du général Coote. Le négociateur entre Hayder et d’Orves avait été Piveron de Morlat, Procureur au Conseil Général de Pondichéry et chargé de veiller à la sécurité des biens et des personnes de la ville sous occupation anglaise. Piveron rentra à l’Ile de France avec l’escadre d’Orves, qui fut vivement réprimandé par l’amiral Souillac pour son impardonnable inaction.

Les préparations allaient pourtant bon train en France pour envoyer aux Indes une forte escadre et un corps expéditionnaire substantiel. Bussy devait être le commandant en chef des forces françaises de terre et de mer. Il avait demandé 8.000 hommes de troupe d’élite en Inde, une armée comparable en effectifs et en qualité à celle de Rochambeau. Il avait également demandé 10 millions de livres. On lui donna 4.000 hommes de troupes de France, d’excellents régiments. Il devait trouver 4.000 hommes de plus à l’Ile de France. Et il reçut 5 millions de livres en espèces ainsi que des bons d’une valeur de 5 autres millions tirés sur la Compagnie hollandaise des Indes. En échange, la France devaient assurer la défense du Cap contre un débarquement anglais.

Suffren sortit de Brest en mars 1781 en même temps que l’escadre de de Grasse destinée aux Amériques. Il commandait l’escadre légère qui portait des unités destinées tant à l’Inde qu’à la défense du Cap. Suffren se sépara de l’escadre de de Grasse au large de Madère, livra à la flotte anglaise le combat de La Praya, débarqua au Cap les troupes promises aux Hollandais (23 juin 1781) et il arriva le 25 octobre 1781 à l’Ile de France, se mettant selon ses instructions sous les ordres de l’amiral d’Orves.

Bussy devait suivre rapidement, avec le grand convoi de troupes destinées à l’Inde. Afin d’éviter les escadres anglaises qui bloquaient les ports de France, il s’embarqua à Cadix en janvier 1782 et il arriva au Cap le 10 avril. La flotte française sous les ordres de Soulanges avait quitté Brest le 10 décembre 1781 avec un convoi portant 4.000 hommes. Or la Royal Navy montait désormais une garde vigilante le long des côtes françaises. Le convoi de Soulanges fut intercepté, et dispersé. Soulanges fit une deuxième tentative en avril 1782, fut attaqué derechef et forcé de retourner à Brest. Il reçut instruction du ministre de faire une tentative supplémentaire, mais il ne semble pas qu’il s’y soit essayé.

Le vicomte de Souillac, un officier de marine de valeur qui gouvernait alors l’Ile de France, et l’amiral d’Orves, commandant la flotte française de l’océan indien, attendaient Bussy, son escadre et son armée. En août 1781 Souillac, informé de l’arrivée prochaine de Suffren et de Bussy, avait nommé Piveron de Morlat Agent de France à la cour de Mysore afin de préparer le terrain en Inde pour des opérations concertées. Deshayes de Montigny, lui, avait été renvoyé aux Indes comme Agent de France auprès de la Confédération marathe. Ces déploiements diplomatiques devaient donner à la France la flexibilité nécessaire pour opérer soit avec les Marathes, côte Ouest, soit avec Hayder Ali, côte Est, et laisser ainsi jusqu’au bout les Anglais dans le doute quant à nos intentions stratégiques. Vers la fin de 1781, sans nouvelle de Bussy, Souillac décida d’envoyer aux Indes le premier échelon de l’armée française qui avait été levé dans les Mascareignes. Ce qui aboutit aux décisions suivantes :

1)-. Pour des raisons de sécurité, Bussy avait gardé secrète sa décision de mener ses opérations en alliance avec les Marathes (côte ouest). Souillac et d’Orves, dans leur ignorance de ce dessein, décidèrent d’un débarquement sur la côte de Coromandel (côte Est), où opérait Hayder Ali).

2)-. Puisque Bussy devait avec ses troupes et son escadre joindre rapidement aux Indes ce premier échelon, le général Duchemin, commandant cette petite armée, reçut l’ordre de ne pas affronter les Anglais, mais de négocier les préliminaires d’un traité avec Hayder Ali qui jetterait les bases de cette coopération.

3)-. Pour les mêmes raisons de sécurité, Bussy n’avait pas communiqué les instructions royales qui stipulaient que la France n’avait aux Indes (comme en Amérique) aucune ambition territoriale, et que donc tous les territoires capturés sur les Anglais par l’armée française seraient remis à leurs possesseurs légitimes, les souverains indiens. Souillac au contraire ordonna à Duchemin de négocier un accord avec Hayder Ali concernant la cession de territoires à la France en échange de son aide.

D’Orves sortit de Port-Louis (Ile de France) le 7 décembre 1781 pour débarquer en Inde 2.868 soldats commandés par le général Duchemin. La mort d’Orves au large de Madras (le 9 février 1782) permit à Suffren de prendre le commandement de la flotte. Suffren débarqua les troupes de Duchemin avec leur artillerie à Porto Novo le 10 mars 1782. Mais Duchemin, conformément à ses ordres, refusa d’engager ses troupes au côté d’Hayder Ali. Et il commença à négocier un traité qui demandait la cession de territoires indiens à la France. Hayder Ali agacé décida bientôt de ne plus fournir cette petite armée en vivres, ni en argent.

Suffren entre temps faisait dans l’Océan indien la campagne que l’on sait. Or devant l’inaction de l’armée de terre, seules ses victoires navales retenaient Hayder Ali de couper les ponts avec les troupes de Duchemin. Piveron, notre Agent de France à la cour de Mysore, pressa donc Suffren d’accepter de rencontrer Hayder Ali. Une conférence eut lieu près de Cuddalore du 26 au 29 juillet 1782. Les deux hommes furent impressionnés l’un par l’autre. Ce même 29 juillet, Hayder Ali et Suffren apprenaient l’arrivée de Bussy à l’Ile de France. Les choses semblaient s’arranger. Tous l’attendaient en Inde avec les renforts considérables qu’il était supposé avoir sous ses ordres. De plus, les lettres de Bussy apportées par le messager contenaient les instructions de Louis XVI concernant la restitution aux Etats indiens “des conquêtes que les forces nationales de terre et de mer... seraient dans le cas de faire dans l’Inde sur les Anglais.” Tout cela fut lu dans le Darbar, en présence des ambassadeurs des Etats indiens accrédités auprès du souverain de Mysore. Puis Suffren quitta Hayder Ali et leva l’ancre vers une destination qu’il avait gardée secrète. Le 26 août, il débarquait un corps de troupes à Trinkemaley (Ceylan) qui capturait la ville et les forts récemment pris par les Anglais sur nos alliés hollandais.

Bussy avait laissé 1.667 soldats français au Cap, conformément à l’accord passé entre les gouvernements hollandais et français. Il arriva à l’Ile de France le 31 mai. Il y attendait ses renforts pour passer aux Indes. Le premier échelon de ces renforts, transportant 1.400 soldats, arriva avec 1.032 soldats sérieusement malades à bord. L’épidémie se répandit parmi les troupes. Bientôt 2.700 soldats et 62 officiers se trouvèrent hospitalisés. Bussy lui-même fut sévèrement atteint pendant plusieurs semaines. Rien ne pouvait être tenté avant que l’armée ait retrouvé ses forces pour s’embarquer pour l’Inde. Quand Bussy quitta enfin l’Ile de France le 18 décembre 1782, il commandait une armée convalescente de 2.275 officiers et soldats. Il pouvait tout au plus espérer trouver un millier d’hommes à Cuddalore. On était loin des 8.000 hommes qu’il devait avoir sous ses ordres en arrivant aux Indes. Bien loin des 6.000 hommes qu’avait Rochambeau sous ses ordres en débarquant en Amérique en juillet 1780.

La mort de Duchemin et la prise de commandement du colonel Hoffelize marqua en juillet 1782 le début de la coopération militaire franco-mysoréenne. Evidemment pas sur une échelle comparable à celle de Rochambeau et Washington entre New York et Yorktown... Le 7 novembre 1782, Piveron avait été envoyé par Hayder Ali à Cuddalore pour s’informer de ce qui se passait. Il y apprit le désastre de la bataille des Saintes (une partie de la flotte française détruite, l’amiral de Grasse prisonnier). Il y apprit le deuxième échec de Soulanges à prendre la mer avec ses 4.000 hommes. Il y apprit enfin la maladie de Bussy, et l’épidémie qui empêchait ce qui restait de l’armée française de quitter l’Ile de France. Piveron se hâtait de revenir auprès d’Hayder Ali quand il apprit la maladie qui venait de frapper ce dernier. Trois chirurgiens français furent appelés à son chevêt. Hayder hésita trop longtemps à accepter une opération inévitable. Il expira le 7 décembre 1782 à 8 h 30 du matin.

Tipou, en ce moment, opérait sur la côte Est avec Lallée. Tout laissait craindre une crise de succcession avec intervention anglaise à Mysore. Piveron de Morlat assura le Gouvernement que l’armée française appuyait Tipou sans réserve. Et Tipou, dès son retour, remercia les Français de leur assistance. Mais une nouvelle offensive anglaise se déclencha. Elle consista à faire la paix par toutes sortes de concessions avec les autres puissances de l’Inde pour se consacrer à la guerre avec Tipou Sultan. Au début de février 1783 Tipou informa le commandement français de l’invasion anglaise de ses territoires à la côte de Malabar (ouest), avec la capture du grand port de Mangalore et la reddition de sa seconde capitale, Hydernagar (ancienne Bednore). Tipou informa l’état-major français qu’il devait se rendre en personne là-bas. Piveron confirme combien était sérieuse la situation de Tipou sur la côte de Malabar. Et pourtant, l’agent français souhaitait que le Nawab attendît encore un peu Bussy dont on espérait chaque jour l’arrivée à Cuddalore. Mais le 28 février [1783], il reçut de Mysore l’annonce que les Anglais menaçaient dorénavant le coeur de ses états.

Le 4 mars 1783, Tipou Sultan se mit en route pour Bangalore. Hoffelize, sur sa demande, lui avait détaché le régiment de l’Ile de France, 600 soldats français, ce qui ne laissait plus que 600 officiers et soldats européens pour défendre Cuddalore. Mais le 17 mars à minuit, un courrier informa Tipou de l’arrivée de Suffren à Porto Novo, et l’assurance que Bussy et ses troupes avaient effectué sans problème leur débarquement.

L’attitude de Bussy à l’égard d’Hayder Ali et de Tipou Sultan est connue : ces deux souverains, père et fils, étaient des parvenus qui avaient usurpé le pouvoir à Mysore à la suite d’un coup d’état dirigé contre leur souverain légitime. Une alliance avec Tipou, pensait Bussy, entraînerait plus tard des difficultés considérables. Et donc, tout en s’appuyant par défaut sur cette alliance, Bussy se mit immédiatement en relation avec le Nizam et les Marathes, ennemis mortels de Tipou Sultan, invitant même Montigny à se mettre en contact avec l’empereur moghol à Delhi. Dans les dernières pages de son Journal, qui s’achève le 31 mars 1783, Bussy est toujours dans l’attente des renforts, confiés à l’amiral Soulanges, qui lui permettraient d’avoir enfin sous ses ordres 8.000 hommes de troupes françaises puissamment armées, soit une force semblable à celle que commandait Rochambeau devant les fortifications anglaises de Yorktown en 1781.

Tipou Sultan aidé de ses contingents français, les Hussards de Bouthenot, le Corps de Lallée et le Régiment de l’Ile de France de Cossigny, s’était mis en campagne pour reconquérir ses territoires. Le 7 avril 1783, les troupes mysoréennes et françaises prirent d’assaut les remparts de la ville d’Hydernagar (Bednore), repoussant en un corps à corps sanglant la garnison anglaise qui s’enferma dans la forteresse et capitula le 30 avril. L’armée anglaise fut faite prisonnière, avec son général et son état-major. La contribution du régiment de l’Ile de France, et celle de Cossigny singulièrement, furent reconnues de tous, et de Tipou en particulier. Le Sultan se mit ensuite en marche vers Mangalore pour libérer sa grande base navale de ses occupants anglais. Il s’empara de la ville le 20 mai, et la garnison anglaise se réfugia dans la citadelle, où il l’assiégea. Les ingénieurs français en avaient achevé les travaux d’approche, et les Anglais se trouvaient bloqués d’une circonvallation renforcée de puissantes batteries de siège servies par les artilleurs de Cossigny et de Lallée. On n’attendait plus que l’ordre de Tipou pour donner l’assaut final et capturer la garnison anglaise.

Bussy, à Cuddalore, était, faute de transports pour son artillerie, immobilisé dans son camp. Non seulement il manquait d’hommes, mais il se trouvait à court d’argent. Les cinq millions qu’il avait emportés étaient presque épuisés. Il fut alors informé par les Hollandais qu’ils ne pourraient pas lui verser les cinq millions promis en Europe. Les Anglais à Madras avaient dès ce moment appris la nouvelle de la signature des Préliminaires du Traité de Versailles, que les Français ingoraient encore. Le général anglais Stuart, voyant que Bussy restait immobile à Cuddalore sans possibilité de recevoir de renfort, pensa pouvoir détruire la petite armée française et recapturer la ville. L’attaque eut lieu le 13 juin 1783. Comme le dit incisivement un chroniqueur britannique compétent, “[Stuart] échoua avec de lourdes pertes.” La nouvelle de cette bataille parvint à Mangalore le 28 juin, ou Tipou en avait été le premier informé.

Le 20 juin 1783 Suffren livra sa dernière bataille navale à la Royal Navy, et l’escadre anglaise se replia sur Madras. Le 25, il apprit l’arrivée à l’Ile de France de 6 vaisseaux de ligne hollandais transportant la Légion du Luxembourg, une unité d’élite envoyée aux Indes pour renforcer l’armée de Bussy. La France n’oubliait pas les Indes... Bussy et Suffren considéraient donc la possibilité d’une action commune contre les Anglais quand le 29 juin [1783] une frégate anglaise apporta à Suffren la nouvelle de la signature des préliminaires du traité de Versailles. Suffren en informa Bussy. Les documents paraissaient authentiques. Ils décidèrent donc d’accepter la proposition britannique de mettre un terme aux hostilités.


Le Traité de Versailles (1783)

Selon les préliminaires du traité de Versailles, les puissances indiennes alliées tant aux Français qu’aux Anglais avaient quatre mois pour se joindre au processus de paix. EIles ne devaient plus recevoir la moindre assistance militaire de qui que ce fût, mais seulement une éventuelle aide diplomatique pour régler au mieux leurs affaires et arriver à une solution acceptable avec leurs ennemis. Le 12 juillet, Tipou eut vent du cessez-le-feu intervenu sur la côte de Coromandel, et le 19 Piveron reçut la lettre de Bussy l’informant de la signature des préliminaires du traité de Versailles.

La question immédiate fut celle de la continuation ou non du siège de Mangalore. Tipou avait besoin de l’expertise française pour terminer le siège de la place. Mais Cossigny reçut une lettre de Bussy lui ordonnant de cesser toute opération militaire contre les Anglais. Il alla sur le champ en informer le Nawab. Une allusion sibylline de Bussy à Bouthenot et à Lallée incita ces deux colonels à faire auprès du nawab une démarche similaire. Tipou ne pouvait, sans l’aide de ses contingents français, combattre seul la puissance anglaise sur terre et sur mer. Piveron de Morlat joua alors un rôle décisif dans les négociations qui aboutirent à une suspension d’armes et à la remise du fort de Mangalore à Tipou par le commandant anglais avec évacuation des troupes anglaises sur Bombay.

Piveron aida ensuite Tipou à négocier son traité de paix avec une délégation britannique envoyée de Madras à Mangalore. Il le quitta ensuite pour retourner à Pondichéry. Le dernier combat de Bussy fut pour Trinkemalé. Les Anglais insistaient pour que ce port, la plus belle rade dans l’océan indien, leur fût rendu à eux, contre promesse de leur part de le remettre un jour ou l’autre aux Hollandais. Pendant deux ans Bussy tint bon dans ses négociations, connaissant l’importance stratégique de cette base navale. Exaspérés de cette résistance inattendue, mais n’osant employer la force, les Anglais continuèrent d’occuper Pondichéry. Ce fut la dernière grande action, complètement oubliée de nos jours, du marquis de Bussy dans sa longue carrière indienne. Et ce fut une victoire posthume : Bussy mourut soudain à Pondichéry le 7 janvier 1785. Quelques semaines plus tard, Trinquemalé, en une seule et unique cérémonie, fut rendu par la France à l’Angleterre qui remit immédiatement la place à la Hollande. Ce n’est qu’après cela que le drapeau français put être enfin hissé sur la ville de Pondichéry.

 

Quels résultats ?

Comparée aux résultats de l’expédition militaire française en Amérique du nord, notre intervention aux Indes n’acheva pratiquement rien. En Amérique, les Américains se dotèrent d’une Constitution (1787), et George Washington, Benjamin Franklin et quelques-uns de leurs éminents collègues commencèrent à écrire dans l’histoire du monde le chapitre de l‘histoire des USA. Il en reste avec la France un lien particulier que le Président Barak Obama a encore chaleureusement rappelé à Washington le 12 février dernier. Les puissances indiennes, elles, ne comprirent guère l’ampleur de ce qui s’était passé sur le continent américain. Et pour n’avoir pas pu le comprendre, elles s’engagèrent sans le savoir dans une longue période, cent ans à deux cents ans selon les Etats concernés, d’histoire coloniale que la Chine sut éviter.

La propagande anglaise affirma d’abord que les Français, grands hâbleurs et beaux parleurs, n’avaient rien fait de plus aux Amériques que ce qu’ils avaient fait aux Indes. Puis, ne pouvant plus dissimuler l’existence des Etats-Unis, ils affirmèrent alors que les Français, satisfaits d’avoir libérés les Américains, les avaient sacrifiés, eux, les Indiens, par égoïsme personnel, par pusillanimité et par peur de la puissance anglaise devenue trop menaçante pour eux. Cette explication des faits est encore très vivante dans l’esprit de beaucoup d’historiens indiens. Seul Tipou Sultan avait une vision plus claire de ce qui s’était passé en Amérique du nord comme aux Indes. C’est la raison pour laquelle il ne cessa d’espérer que les Français referaient un jour aux Indes ce qu’ils avaient fait pour les Etats-Unis d’Amérique, et que dans les plaines indiennes se répèterait le fait d’armes de Yorktown.

Le résultat pour la France fut un déficit colossal de ses finances, qui s’élevait peut-être à deux, peut-être à trois milliards de livres en 1783. Cela explique les réticences de Louis XVI à répondre autrement que par des euphémismes diplomatiques aux trois ambassadeurs de Tipou Sultan venus lui demander à Versailles, en août 1788, des escadres et des troupes pour chasser les Anglais des Indes. Cela explique également, en partie, la Révolution.

La possibilité d’une intervention militaire française aux Indes pour aider les Indiens à se libérer de l’hégémonie anglaise demeura le cauchemar secret des Anglais. L’argent (bullion) recommença à couler de l’Angleterre vers les Indes en 1784, après presque un quart de siècle pendant lequel l’East India Company avait pratiquement épuisé les réserves monétaires locales pour ses propres investissements. Ce flot d’argent fut essentiellement investi dans le développement d’une formidable machine militaire avec laquelle le Gouvernement de Calcutta avala, dans les vingt années suivantes (1783-1803), la plupart des Etats indiens indépendants, à l’exception provisoire du Penjab et du Sindh.

Pour mener à bonne fin cette politique, une série de mesures furent prises dès après la capitulation de Cornwallis à Yorktown. On pourrait imaginer que ce général, après ce désastre militaire, eût pris sa retraite, ou eût été prié de la prendre. Tout au contraire, Cornwallis fut trois fois nommé Gouverneur-Général de l’Inde britannique, cumulant par deux fois cette charge avec celle de commandant en chef. Il avait pour mission non-écrite d’empêcher les Français de faire aux Indes ce qu’ils avaient réussi à faire en Amérique du nord. En 1792, il commanda en personne l’invasion militaire de Mysore et dirigea le premier siège de Srirangapatnam. Son second successeur, le marquis de Wellesley, n’était pas encore arrivé à Calcutta qu’il s’inquiétait des Européens ou des Américains (je souligne) qui, sous les ordres du Général Perron, servaient dans les armées marathes de Sindhia. Lorsque Wellesley déclencha son offensive majeure en Inde du nord en 1802-1803, son commandant en chef était Lord Lake, qui avait servi sous Cornwallis en Amérique et était colonel d’une unité de choc à Yorktown, où il fut fait prisonnier. Après la capture de Delhi par Lake en 1803, le premier Résident britannique nommé auprès de l’empereur Shah Alam II fut le colonel David Ochterlony, membre d’une famille loyaliste de Boston qui avait émigré au Canada en 1776. La crainte anglaise que les Français vinssent un jour aider les Indiens dans leur révolte possible contre l’East India Company ne disparut évidemment pas après 1803. La présence d’anciens officiers de l’Empire dans le royaume sikh du Penjab, de 1822 à 1849, donna un air nouveau à ces hantises anciennes. Et je ne fus guère surpris de découvrir dans les archives anglaises de Lahore (Pakistan) un document politique secret daté d’octobre 1857, en pleine explosion de la Révolte des Cipayes, soulignant la velléité du gouvernement français de soutenir par l’envoi d’officiers et d’armes ceux que les Anglais d’alors appelaient les “Mutineers.”

Face à l’impressionnante machine de guerre anglaise et à l’idéologie qui en animait l’utilisation, les Etats indiens et leurs souverains n’eurent bientôt plus qu’à choisir soit la soumission la plus complète à la domination anglaise, soit le refus de cette obédience en affrontant alors la puissance colossale de l’East India Company. Chaque souverain indien eut à un moment ou à un autre ce choix à faire. Mehemet Ali, le célèbre Nawab d’Arcate, ou le Nizam d’Hyderabad choisirent -ils ne furent pas les seuls- l’option première. Tipou Sultan fit sans hésitation l’ultime choix. Ayant perdu plus de la moitié de ses Etats lors de l’attaque de Cornwallis en 1792, il défendit les armes à la main Srirangapatnam, sa capitale, contre l’assaut général des troupes anglaises dont l’un des officiers supérieurs était Arthur Wellesley, futur duc de Wellington. Et il tomba, percé de coups, sur la brèche de son rempart le 4 mai 1799.