« Cousus ensemble » Rencontre avec le général François Lecointre grand chancelier de la Légion d’honneur, ancien chef d’état-major des armées à l’occasion de la parution de son livre.
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- Écrit par Yorick de Guichen
Mon général, votre livre m’a littéralement absorbé. A tel point que je l’ai prêté à plusieurs personnes sans pouvoir le revoir. Toutes se disent touchées par sa densité, son intensité, la profondeur d’expérience et la sincérité du témoignage. On y sent « un condensé d’humanité ». Vous dédiez ce livre « Entre Guerres »– « A tous nos Soldats, sur terre, en mer, dans les airs et à leur famille ? » De quoi parle t’on quand on parle des hommes et des femmes de nos armées ?
Général Lecointre :
Je dédie ce livre à tous nos soldats et à leurs familles car je pense que lorsque l’on parle des hommes et des femmes de nos armées, on parle d’êtres humains comme les autres.
Vous avez dit « condensé d’humanité », j’ai presque tendance à penser « plus humains » parce que leur métier les conduit à être confrontés à des situations dans lesquelles ils ne pourront trouver le ressort nécessaire à surmonter les difficultés que par un surcroit d’humanité et de partage avec leurs camarades. Ces hommes-là et ces femmes-là vivent ces expériences extrêmes qui poussent à la fraternité et qui mettent à nu leur humanité et leur fragilité. Leurs familles les accompagnent dans cette traversée même si c’est souvent très douloureux pour elles. Car on ne peut vivre des expériences aussi riches et puissantes que si l’on recrée une famille avec les gens avec lesquels on vit. Il peut presque y avoir parfois concurrence entre les familles, il peut y avoir une difficulté à avoir partagé une intimité très puissante avec des frères d’armes et à faire entrer l’intimité que l’on a familialement dans cette intimité que l’on a avec eux. C‘est l’une des choses les plus singulières et les plus difficiles à réaliser dans le métier militaire : ne pas oublier d’associer les familles, reconnaître toute la part qu’elles tiennent dans l’équilibre de ces hommes et de ces femmes.
Une expression m’a particulièrement marquée: « nos soldats étaient aussi braves mais ils n’étaient pas cousus ensemble »? Quelle résonnance ces mots ont-ils pour vous? A quelles croyances profondes font-ils référence?
Général Lecointre :
Plusieurs croyances… C’est une expression empruntée au maréchal Mcdonald. ll y a un constat simple : au combat, ce qui fait la supériorité d’une troupe sur une autre, c’est ce que l’on appelle la « force morale ». Force qui est certainement plus importante que toutes les autres supériorités qu’elles soient de masse, de nombre, de compétences tactiques ou de nature technologique ; la force morale est essentielle. C’est cette force morale qui fait qu’une troupe va l’emporter sur l’autre parce qu’elle tiendra plus longtemps face à la dureté du combat. Cette force morale est liée à cette relation de fraternité très puissante qui existe et qui lie les gens entre eux. Et qui fait qu’ils sont plus qu’une juxtaposition d’individus mais un corps qui vit collectivement, un corps qui puise dans ce collectif la puissance et la force qui vont le conduire au-delà de ce que l’on pourrait imaginer, et au-delà de ce que l’on pourrait attendre de chacun des individus pris à part.
« Être cousus ensemble » c’est avoir cette force morale.
Cette force morale s’exprime et s’alimente de la fraternité mais elle procède de beaucoup d’autres choses : notamment du sentiment que l’on a de la légitimité de l’action que l’on conduit. Elle procède de la qualité des relations de commandement qui existent au sein d’une unité, elle procède peut-être aussi d’un esprit national. Beaucoup de choses entrent en ligne de compte dans cette force morale que les armées se sont toujours efforcées de définir et de détailler. « Être cousus ensemble » c’est avoir cette force morale parce que l’on est relié aux autres.
Pourquoi ce titre« Entre Guerres » ? Dans quel monde nous précipitons-nous actuellement?
Général Lecointre :
Nous sommes en train de prendre conscience aujourd’hui que la guerre est une constante des relations internationales, et des relations entre les sociétés, entre les civilisations, entre les nations, entre les États. Le titre « Entre Guerres » est une forme d’ironie parce que nous avons cru un temps que nous étions définitivement exonérés de cette obligation de devoir se préparer à faire la guerre. Nous avons cru pouvoir rêver à cela. Avec une forme d’orgueil ou d’arrogance très étonnants, nous avons considéré que nous avions atteint un stade supérieur d’humanité qui était enviable par tous et que les autres essaieraient de rejoindre un jour. Nous étions «au-dessus d’eux».
Dans ce même temps entre la fin de la guerre froide et aujourd’hui, nos soldats en réalité étaient engagés dans la guerre, et dans « les » guerres. Dans ce livre, je témoigne de cette confrontation entre la guerre à laquelle nous étions confrontés nos hommes et moi, en permanence, tous les ans, en opérations, avec ce que signifie la guerre. Il y a trente six formes de guerre. La guerre cela veut dire des morts, desmaisons détruites, des enfants tués, des orphelins, des charniers… Tout cela c’est ce qui accompagne la guerre. Et puis vous risquez votre propre vie. Cela nous paraissait tellement évident, nous y étions tellement confrontés de façon quasi quotidienne. Pendant ces années-là, il n’y a pas eu une année où je ne sois pas allé en opération extérieure. Et je trouvais stupéfiant cet aveuglement de notre société et de nos sociétés européennes qui s’en croyaient exonérées elles-mêmes.
Nous nous précipitons dans un monde qui est celui qui existait avant. Nous redécouvrons qu’en réalité les relations entre les groupes humains sont des rapports de force qui, dans certaines circonstances, conduisent à des confrontations guerrières. On a parfois du mal à analyser les mécanismes de ces confrontations guerrières, on ne sait pas forcément ce qui amène à ces confrontations. On ne prend pas assez conscience que ces confrontations guerrières obéissent à une grammaire et un vocabulaire propres qui font que d’une certaine manière elles nous échappent. Parce que la dynamique qui leur est propre échappe au contrôle des hommes.
Il ne faut pas s’y résoudre avec plaisir mais il faut avoir conscience que c’est la réalité du monde. Il faut être capable de ne pas en avoir peur, être capable de se battre pour ce qui en vaut la peine.
Revenir sur ce que nous avons cru comme définitivement acquis avec cette espèce d’arrogance qui était la paix, la paix garantie par le droit international. Ce droit international permet la régulation des rapports de force mais il ne vaut rien si il n’est pas appuyé par la force. Nous sortons d’une période d’aveuglement, d’arrogance, de naïveté et nous revenons à la réalité du monde.
Vous êtes né dans une famille de militaires (arrière-arrière-grand-père, arrière-grand-père, grand-père, père, oncle)… Hérite-t-on d’une vocation ? En tant que militaire, d’où vient notre sentiment d’appartenance collectif à la Nation?
Général Lecointre :
J’ai longtemps cru (là aussi peut être avec une forme d’arrogance) que l’on héritait d’une vocation militaire.
Qu’une sorte de lignée nous conduisait naturellement à ce qui, pour moi, est le plus extraordinaire, le plus beau, parce que le plus exigeant : la vocation de servir son pays par les armes. En rencontrant mes camarades au Prytanée militaire, à Saint Cyr, puis en commandant mes hommes, je me suis rendu compte que ce qui avait peut être servi d’élément de cristallisation de ma vocation était le fait d’être dans un milieu imprégné de cette lignée militaire, et de cette idée même de « lignée militaire ». Mais la vocation venait en réalité d’autre chose, elle venait d’ailleurs. Je rencontrais, je commandais et j’étais à côté d’hommes qui eux n’avaient aucune lignée militaire, et qui malgré tout avaient des vocations magnifiques.
La vocation est essentiellement un appel à se dépasser. A se dépasser en se lançant des défis difficiles à relever.
Quand on choisit une vie ou un métier exigeant et dur, ce qui nous permet de nous lancer dans cette voie-là, c’est de dépasser un inconfort que l’on a de soi-même, dépasser une incertitude de soi. Le métier militaire permet sans doute à celles et ceux qui ont cette absence de certitude de soi de se lancer des défis très exigeants, de confrontation à la peur, de confrontation à la mort. Pour tenter de se hisser au-dessus de soi-même.
L’armée française capitalise-t-elle sur le degré de conscience et d’intelligence de nos soldats?
Général Lecointre :
Ce n’est pas vrai dans toutes les cultures militaires nationales, mais cela est particulièrement vrai dans la culture militaire française. L’armée française capitalise constamment sur le degré de conscience et d’intelligence de nos soldats. Comme la culture militaire britannique, elles ont développé des écoles de pensée militaire très élaborées, doctrines très anciennes et reconnues comme telles. Cette culture militaire française repose sur le sens de l’initiative et vise à permettre à chacun, à son niveau, confronté à un ennemi qui va faire usage de sa propre intelligence et dont ne peut pas par avance calibrer toutes les réactions, d’adapter ses comportements, d’adapter sa tactique et de faire preuve d’initiative sans jamais perdre de vue l’objectif final de la mission. Le général Lagarde, chef d’état-major de l’armée de terre, disait : « l’initiative au combat est aujourd’hui la forme la plus élaborée de la discipline ».
La discipline, c’est d’abord une discipline d’intelligence. Ce qui implique que l’on ait compris la mission, et que l’on sache accepter de mettre en œuvre cette part d’initiative qui nous est laissée. Ce qui est un risque aussi. Le métier de militaire français est un métier d’intelligence - j’insiste - et ce, quelque soit son niveau dans la hiérarchie.
Pour quelles causes actuelles nos soldats français sont-ils prêts à donner leur vie?
Général Lecointre :
Le plus difficile ce n’est pas tant de risquer sa vie ; c’est de donner la mort sur ordre. Ce qui fait le propre du métier de militaire et le propre du métier de soldat, c’est qu’il accepte de mettre en œuvre la violence et la force de manière délibérée, jusqu’à tuer. Et non pas en situation de légitime défense. Ce qui questionne évidemment à chaque fois, ce qui interroge les buts, la raison, la légitimité de l’engagement. A chaque fois la question se pose et la légitimité n’est jamais évidente. Il n’y a jamais de réponse toute faite.
La légitimité absolument évidente, c’est celle que l’on voit aujourd’hui en Ukraine, c’est la défense de son sol, de son patrimoine, de sa famille. On n’a pas d’autre choix que de se battre et d’aller tuer l’ennemi qui essaye de vous envahir. Mais dès que l’on sort de cette légitimité évidente, et même celle-là, cela peut conduire à du refus de se battre. Pendant le Pacte de Varsovie, beaucoup de gens disaient « mieux vaut rouge que mort » et préféraient ne pas se battre et se laisser envahir. En 14-18, on a aussi eu des moments de doute profond dans la troupe dans la dureté des combats. Même dans ces cas-là la légitimité peut vaciller. Dans toutes les autres actions, la légitimité de l’action est réinterrogée. Le travail d’un chef militaire c’est d’essayer d’abord de se poser ces questions. Et on ne peut y échapper d’autant plus que les soldats vous les posent. Une fois ces questions posées et sans jamais avoir cherché à les éviter, il faut trouver dans sa réponse le lien le plus fort possible entre l’intérêt de notre pays, les valeurs qu’il porte, et la mort que l’on va devoir donner.
Peut-on concilier foi et guerre?
Général Lecointre :
La confrontation à la mort pose la question de la foi.
Elle pose la question de la spiritualité. Parce que ce qui nous éloigne d’une interrogation spirituelle et d’une inquiétude spirituelle, c’est le fait de se penser immortel : penser que l’on est là pour toujours et que la seule chose qui va compter ce sont les conditions matérielles de nos vies. Alors que lorsque vous êtes confrontés à la mort, vous êtes en permanence renvoyé à cette inquiétude spirituelle. Qu’est ce qui se passe au-delà de votre bien-être matériel ? Et pourquoi ? Des questions ontologiques s’imposent à vous en permanence, elles ne vous amènent pas forcément à la foi mais elles ne sont pas en contradiction avec elle. Ces questions sont des occasions de retour sur soi, de réflexion à laquelle les gens peuvent faire face, en se référant précisément à leur foi.
C’est la raison pour laquelle il y a des aumôniers militaires dont personne ne conteste la présence d’ailleurs.
Quelles que soient la foi ou la religion d’un individu, il ou elle va trouver un réconfort qui sera précisément la capacité qu’aura l’aumônier – parfois musulman pour un catholique ou catholique pour un musulman – d’accueillir ses questions ontologiques et de l’aider à y répondre.
Pourquoi les conflits armés redeviennent-ils une réalité? A quels grands équilibres de force la France doit-elle « faire face » aujourd’hui sur le théâtre international?
Général Lecointre :
La question de la guerre ne se repose pas aujourd’hui.
On a pensé pouvoir s’en exonérer définitivement mais en réalité elle n’a pas arrêté de se poser. Et elle n’a pas arrêté d’exister partout autour de nous. Ce qui est frappant c’est que nous étions en paix en considérant que notre posture morale nous garantissait la paix. Qu’après le suicide collectif des guerres du 20e siècle, notre supériorité civilisationnelle nous permettrait enfin d’accéder à ce stade de sagesse qui, en construisant l’Europe, nous exonérerait définitivement de la guerre.
Nous en avons oublié que tout n’est que rapport de force. Ce qui nous avait garanti cette période de paix, c’était la supériorité technologique, la supériorité économique, la supériorité par le contrôle de la norme et notamment du Droit International. Mais quand ces certitudes commencent à vaciller, quand les équilibres changent et quand votre supériorité n’est plus aussi écrasante, votre position de domination est contestée, y compris par la guerre. C’est ce qui est en train de nous arriver aujourd’hui. D’abord parce que nous nous sommes considérablement laissés aller et affaiblis, notamment industriellement. On s’est affaibli en s’en rendant compte d’autant moins que nous étions complètement sous protection des États-Unis. Les États-Unis n’ont jamais renoncé à ce rapport de puissance et de force et par la même nous préservaient de toute forme d’agression. Mais ce contexte a changé : les États-Unis sont en train de se détourner de l’Europe pour maintenir leur position dominante dans le monde. Parce qu’ils ont à se confronter à la Chine, les États-Unis lèvent peu à peu la protection qu’ils avaient assurée pour nous jusque-là. Et ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine les détourne de leur principal combat.
En Ukraine, quelle question se pose à nous Européens, OTAN, et Français? Sommes-nous armés matériellement et psychologiquement pour gérer ce conflit dans la durée?
Général Lecointre :
La question aujourd’hui n’est pas vraiment posée. Pour l’instant ce conflit ne s’adresse pas à l’OTAN, et il ne s’adresse pas aux Européens. Donc nous pouvons continuer à prétendre ne pas voir la réalité des rapports de force et de guerre en face. La réaction qu’a l’opinion publique française face aux déclarations du Président de la République français lorsqu’il dit qu’il faudrait peut-être envisager un engagement au sol est révélatrice. Une telle déclaration provoque immédiatement un débat virulent et des réactions effrayées. Ce qui prouve que pour l’instant, on considère que ce n’est toujours pas « notre guerre », même si cela va nous poser beaucoup de questions.
Aujourd’hui la question se pose pour l’Ukraine. Sauront-ils tenir face à cette agression russe ? Aurons-t-ils le courage et la persévérance pour le faire ? Sommes-nous nous capables de les aider suffisamment ? Au nom de quoi ? C’est là qu’il faut que l’Europe se réveille et que les Européens se disent : y a-t-il une cause supérieure qui mérite que l’on s’engage dans la guerre ? Le philosophe Jan Patocka dit : « une vie qui n’est pas disposée à se sacrifier est une vie amputée dont la mort s’est déjà emparée dans son dos ». Ce que la guerre en Ukraine nous renvoie à nous Européens comme interrogation c’est : « et si demain cela vous arrive qu’est-ce que vous êtes prêts à faire ? Quels efforts êtes-vous êtes prêts à consentir? Comment allez-vous vous y préparer avant?»
Comment fonctionne-t-on avec les Américains, en tant que « Oldest Ally»? Quelle est la tendance lourde de nos relations avec eux? Le centre de gravité du monde se déplace-t-il, vers où?
Général Lecointre :
Le centre de gravité du monde ne se déplace pas, il reste centré sur les Américains et sur les États-Unis. Les États-Unis dominent le monde, c’est l’empire mondial.
Depuis les présidences Obama, Trump, Biden et cela continuera demain, la tendance lourde c’est : « celui qui menace ma domination du monde c’est l’Asie et c’est la Chine ». Il faut donc que je les affronte ou que je me tourne vers eux pour garantir cette domination, donc moins vers l’Union Européenne, et moins vers la Russie. Ce qui induit mécaniquement - pour nous Français -, que même si notre position de vassalisation nous semblait confortable nous n’aurons plus le choix de la conserver. Parce que les Américains s’occuperont moins de nous, ce qui est très ennuyeux. Dernièrement un officier général en faisait le constat : « nous sommes en train de fêter le 80e anniversaire du débarquement. Il y a 80 ans, tous les GIs qui ont débarqué avaient un père, un grand-père, ou un arrière-grand-père qui était un européen ». Tous étaient liés à cette Europe. Aujourd’hui je ne suis pas sûr que l’évolution de la société américaine - dans sa composition même, dans sa démographie, que l’évolution de sa culture - fassent que cette proximité existe encore dans les décennies à venir.
L’Amérique en vient à oublier sa racine européenne. L’Amérique est de plus en plus différente de ce qu’est l’Europe. Ce que j’observe des États-Unis me montre quelque chose qui est très - très - très différent des européens, de plus en plus, et qui s’éloigne. Il est urgent que l’Europe prenne en main son destin.
En tant que grand chancelier de la Légion d’honneur, que signifie pour vous le rayonnement de la France, et particulièrement aux États-Unis?
Général Lecointre :
Vu de l’étranger, vu des États-Unis, mais aussi en France, l’Ordre de la Légion d’honneur et l’Ordre du Mérite sont des ordres très prestigieux. Ce prestige vient du fait que la Légion d’honneur est un ordre original qui réunit des civils et des militaires, il met en avant non seulement le mérite mais l’honneur.
L’honneur qu’est-ce que c’est ? C’est la volonté que chacun de nous doit avoir d’essayer de conserver l’estime de soi qu’il lit dans le regard des autres. Vous ne pouvez pas avoir d’estime de vous si vous sentez que les gens qui sont autour de vous ne vous reconnaissent pas comme ce que vous espérez être. Cette notion d’honneur est très particulière, elle fait de l’ordre de la Légion d’honneur un ordre unique au monde et par ailleurs l’un des plus anciens.
La Légion d’honneur est donc un instrument de rayonnement de la France qui me paraît extraordinaire, presqu’en décalage par rapport aux valeurs et aux vertus que la France véhicule déjà et par lesquelles elle rayonne. Ce sont des vertus d’humanisme, de liberté, mais l’honneur c’est autre chose. L’honneur vient ajouter un sentiment de dignité à cet humanisme porté par la France. Il n’y a pas de vertu plus fondamentale et transcendante que la dignité de la personne. La France doit continuer à porter ce message : transcender la dignité de la personne.
OFF RECORD
Une dernière question. Dans le chapitre premier, vous évoquez un ancêtre exilé à la Nouvelle-Orléans. Quelle est son histoire?
Général Lecointre :
Il s’appelle Joseph de Roffignac (ma mère est une demoiselle de Roffignac). Son père René-Annibal - mestre de camp dans le régiment de Chartres en 1783 - participe au siège de Gibraltar comme aide de camp de Berthon de Crillon, et passe au service du roi d’Espagne.
Il souhaite mettre son fils à l’abri et le fait s’engager comme lieutenant dans les dragons de la Reine. Joseph participe aux combats de l’Espagne contre la France.
Mais la paix revenue entre la France et l’Espagne en 1796, la France réclame l’extradition du fils (puisqu’il a combattu dans l’armée des émigrés). Son père le fait envoyer au Mexique dans les campagnes de l’armée espagnole. Joseph passe ensuite du Mexique à la Floride puis à la Nouvelle-Orléans (Louisiane) où il commande le régiment des dragons du Mexique. La ville redevient brièvement française (étant vendue par l’Espagne à la France en 1800, puis redevient américaine en étant vendue aux États-Unis en 1803). Joseph de Roffignac se marie à la Nouvelle-Orléans, il sera élu sénateur de Louisiane pendant 12 ans. Engagé en tant qu’officier d’artillerie dans les rangs de l’armée américaine, Roffignac participera aux derniers combats à la Nouvelle-Orléans contre les Britanniques en 1814-1815. Maire de la Nouvelle-Orléans (8 ans durant), il accueillera le marquis de Lafayette à son voyage retour en 1825.
Joseph de Roffignac rentrera ensuite en France sous la monarchie de Juillet.
N.B.
C’est à Roffignac que nous devons le cocktail qui porte son nom « Coktail Roffignac », qu’il créa à base de Cognac il y a deux siècles alors qu’il était maire de la Nouvelle-Orléans.
En ces mots, Roffignac, maire de la Nouvelle-Orléans, accueille Lafayette en Louisiane.
Source: Lafayette en Amérique, 1824 et 1825, ou Journal d’un voyage aux États-Unis par A. Levasseur secrétaire du général Lafayette pendant son voyage_ librairie Baudouin
Extraits Tome II - pages : 207/208/209.
«10 avril 1825. Ce fut sous cet arc de Triomphe que le général Lafayette fut reçu par le corps municipal de la tête duquel était le Maire Roffignac, qui le harangue au nom des citoyens de la Nouvelle Orléans:
« Dans ces murs fondés par nos communs aïeux, tout, général, doit être source d’émotion pour vousDans ce trop court séjour que vous vous proposez d’y faire, vous y remarquerez, sans doute, les effets produits par nos sages institutions Ils sont les résultats de cette glorieuse indépendance pour laquelle vous avez combattu, et cette constitution sublime à l’établissement de laquelle vous avez coopéré Aussi nous joignons nos remerciements à ceux que vous adresse le peuple américain ; ils se font entendre depuis le Maine jusqu’aux bords de la Sabine, et seront la gloire et la consolation de votre vie. »
Roffignac
En exprimant ces remerciements à M. Roffignac, le général Lafayette ne laissa pas échapper l’occasion de payer son tribut d’estime à la mémoire du père de cet honorable magistrat:
« A mon entrée dans cette capitale, je suis pénétré de reconnaissance pour l’accueil que je reçois du peuple de la Nouvelle-Orléans, et de son digne Maire, dont le nomrappelle à un contemporain de son père tous les souvenirs de franchise et de bravoure. »
Lafayette
Monsieur Roffignac parut extrêmement touché de cet hommage rendu par Lafayette au noble caractère de son père (…). Quelques larmes échappées de ses yeux prouvèrent toute sa reconnaissance. En quittant l’arc de Triomphe, le général fut conduit au Palais de Justice, au milieu des acclamations de la foule qui se pressait sur son passage (…) ».