Le camp de Vaussieux, première étape vers Yorktown
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- Écrit par Olivier CHALINE
Vaussieux fut à l’été 1778 près de Bayeux un important camp de manœuvres sous le commandement du maréchal-duc de Broglie et on y a tranché la longue querelle sur la tactique, au profit des partisans de l’ordre mince contre ceux de l’ordre serré. L’association Un nouveau monde a pour but de faire connaître l’histoire de ce camp militaire par l’organisation de reconstitutions.
L’Amérique y est rappelée parce que trois des unités présentes, les régiments de Saintonge, de Soissonnais et de Touraine, se retrouvèrent trois ans plus tard au siège de Yorktown. Grâce à l’énergie de son président, M. Bertrand Bailleul, et de son vice-président, notre collègue Didier Achard de Bonvouloir avec une équipe de bénévoles, beaucoup d’obstacles ont été surmontés pour offrir des manifestations à un large public.
Au nom de notre Société et comme historien, j’ai donné une conférence sur « Bayeux, le Bessin et le camp de Vaussieux au temps de l’Indépendance américaine ». Ce fut l’occasion de rappeler ce qu’avait été, 240 ans plus tôt, ce camp par des reconstitutions effectuées avec le plus grand soin les samedi 18 et dimanche 19 août au château de Vaussieux devant 3600 visiteurs : 120 «reconstituteurs » ont effectué des manœuvres et chacun a pu comprendre ce qu’était la vie du soldat au bivouac.
Le camp de Vaussieux n’a pas été un épisode sans portée. Au printemps 1778, avec la tension croissante qui pré céda la guerre franco-anglaise, des troupes nombreuses sous le commandement du maréchal-duc de Broglie, avaient été dirigées vers les côtes de la Manche afin de faire craindre à l’Angleterre un débarquement prochain. L’été venu, un camp fut formé afin d’exercer ces unités et trancher une querelle tactique vieille de plus d’un de mi-siècle. Le marquis d’Héricy, maréchal de camp, proposa son château à Vaussieux comme quartier général.
De fin août à début octobre 1778, loger plus de 30 000 hommes dans leur immense majorité sous des tentes fut en soi une performance logistique et sanitaire : c’était trois fois la population de Bayeux et presque l’équivalent de celle de Caen. Avec 24 régiments d’infanterie, six de dragons et 40 pièces d’artillerie, il y avait un bon cinquième de l’infanterie et un quart des dragons de l’armée de Louis XVI. Une bonne part de l’élite militaire française du temps était présente dont le comte de Rochambeau, M. de Gribeauval ou encore Axel Fersen. La famille de notre collègue Achard de Bonvouloir reçut ainsi bien des officiers dans ses hôtels bayeusains et dans son château de Magny-en-Bessin.
Sur les plateaux moissonnés qui dominent la vallée de la Seulles, entre les villages, vergers et jardins, les troupes purent manœuvrer et tester l’« ordre profond » proposé par M. de Mesnil-Durand. Celui-ci estimait qu’avec la généralisation du feu qui poussait à ranger les fantassins en longs dispositifs linéaires sur 3 rangs – l’ordre mince - afin de faire tirer le maximum de monde, l’infanterie avait perdu sa puissance du choc. Pour la lui rendre et enfoncer les lignes adverses, il proposait de former des colonnes épaisses et profondes. Les polémiques furent vives, d’autant plus que la récente guerre de Sept Ans avait montré l’importance du feu d’infanterie mais aussi de l’artillerie.
Au moment de Vaussieux du 9 au 28 septembre, les deux partis s’affrontent. Le 18 septembre, le maréchal-duc de Broglie avait repris la manœuvre que le prince de Soubise avait complètement ratée à Rossbach contre Frédéric II de Prusse en 1757. Le 21, contre un ennemi supposé débarqué et qu’il s’agit de chasser des hauteurs entre la mer et la Seulle, Broglie réédite ce qu’il avait fait en juillet 1760 avec succès contre le duc de Brunswick. Mais les généraux servant d’adversaires à Broglie sont loin d’être des faire-valoir complaisants : Luckner qui était à Rossbach dans les rangs prussiens se montre très menaçant le 18 septembre et, pire encore, le 21, Rochambeau qui commande une partie des Britanniques supposés, tient en échec Broglie et échappe à l’encerclement… Si la querelle tactique n’est pas éteinte, l’ordre mince l’a emporté en restant en vigueur, en attendant que la Révolution puis Napoléon parviennent à concilier le feu et le mouvement de l’infanterie.
À la fin du camp de Vaussieux, les troupes regagnent leurs cantonnements. Pour trois des régiments d’infanterie, c’est le début d’une longue route qui, via les ports bretons, les conduit vers l’Amérique : à Newport pour Saintonge et Soissonnais qui font partie du corps de Rochambeau ; aux Antilles pour Touraine qui arrive avec l’armée navale du comte de Grasse. Des éléments de tous les trois sont engagés au siège de Yorktown, là où les canons de Gribeau val se font entendre pour la première fois, engendrant un nouveau monde, celui de l’Indépendance américaine.