Scipion de Castries, Souvenirs maritimes édités par G. de Colbert Turgis
Ceux qu'intéresse l'histoire maritime du règne de Louis XVI et les Cincinnati en particulier, peuvent se réjouir qu'une récente édition de poche offre à un large public le document d'intérêt majeur que donne le comte Gérard de Colbert Turgis, avec les Souvenirs maritimes de Scipion de Castries.
Garde-marine en 1777, l'auteur entre dans la vie active avec la Guerre d'Amérique, où sa parenté avec le marquis de Castries qui devient ministre en 1781, lui vaut d'être testé en des missions de responsabilité, proportionnées à son âge et aux capacités dont il sait faire preuve. Sous les ordres d'Estaing, il participe à la campagne d'Amérique de 1778-79 puis se voit confier le commandement de petits bâtiments pour des missions ponctuelles de liaison, d'escorte. Une campagne à la côte d'Afrique, où il fait des prises anglaises, lui vaut d'être envoyé, la paix revenue, faire rapport au ministre sur la mauvaise administration de la colonie du Sénégal. Il y déploie, à vingt cinq ans, tact, fermeté, esprit, maturité. Ses portraits, appréciations, jugements sur les chefs de l'époque corroborent l'image qu'en a le corps de la marine, sur les erreurs d'Estaing, sur la valeur humaine d'Hector, le commandant de la Marine à Brest, sur la prétention de Suffren à bousculer les règles d'avancement en faveur de ses protégés ; mais la plume de Castries affine le trait, souligne la complexité d'un personnage, la qualité des relations personnelles, même s'il n'est pas dupe de l'intérêt qu'un d'Estaing attache sans doute moins à sa personne de jeune officier qu'au nom de Castries qu'il porte, bien en cour.
Castries rédige ses souvenirs pour son neveu, sous la Restauration, comme La Monneraye, son contemporain le fait pour ses enfants. Tous deux ont été privés, par la Révolution, de leurs journaux et papiers personnels et sont réduits à leur mémoire, toujours très fidèle pour les événements auxquels ils ont participé ; pour d'autres, faute de repères objectifs, Castries interpole : ainsi du fameux combat de La Motte-Picquet contre Hyde Parker, auquel il n'a pu prendre part à la Martinique, étant à ce moment rentré à Brest ; le racontant à son neveu, il le situe un an plus tôt, quand d'Estaing était encore aux Antilles. Qu'importe, finalement. L'intérêt de ce type de document est que les témoignages se recoupent et qu'à les multiplier, des éléments d'ensemble clairs se dégagent sur cette période brève mais significative d'apogée que la Révolution va brutalement casser. Le chevalier de Cotignon, issu de gentilshommes peu fortunés du Nivernais, Bruno de La Monneraye, d'un milieu aisé du Parlement de Bretagne, Scipion de Castries, apparenté à la noblesse de cour et au ministre, nous donnent leurs mémoires, sur leur entrée dans la marine, sur la guerre d'Amérique, où ils atteignent leurs vingt ans, sur leurs services, diversifiés, dans ce corps ; tous trois émigrent, faute de pouvoir continuer à servir dans un métier où ils ont fait leurs preuves. Venus d'horizons différents, les points de vue pourraient s'opposer parfois ; le lecteur est frappé par les convergences. L'ouragan qui assaille d'Estaing après son échec devant Savannah voit un marin provençal se porter volontaire et plonger pour aveugler une voie d'eau menaçant d'être fatale, selon Castries, tandis que dans la même tempête, selon La Monneraye, à des centaines de milles de là, le vaisseau de La Motte-Picquet, gîtant sans plus pouvoir gouverner, le maître d'équipage breton se fait affaler en mer, visite le gouvernail et le navire se redresse. De même, pour la santé de son équipage, lors d'une longue campagne en Afrique, Castries prend soin de se procurer sucre et agrumes pour distribuer punch et limonade qui lui paraissent empiriquement une efficace prévention du scorbut, tandis que La Monneraye vante les bienfaits du punch aux Antilles, moins par goût de l'alcool que pour en avoir expérimenté les avantages : personne ne diagnostique les avitaminoses à l'époque mais tous les officiers responsables, à l'instar des grands navigateurs, Cook et La Pérouse, expérimentent des recettes pour lutter contre les maladies de carence. Sans multiplier les détails, constatons que ces auteurs de souvenirs se recoupent, sur la marine qu'ils ont servie, sur la guerre et les événements auxquels ils ont participé, sur leur Corps, dans les jugements qu'ils émettent, dans leurs témoignages sur les officiers et équipages, sur la valeur combattante de la marine, sur les missions en temps de paix, sur les fortunes de mer, sur le courage des marins, sur la santé des hommes, l'attention qu'y portent leurs chefs. La guerre d'Amérique en prend un relief humain que ne saurait donner le seul récit des opérations. La convergence a valeur de preuve, quand de telles sources se multiplient. Castries opère ensuite dans les mers d'Inde et de Chine, où il rencontre et échange avec La Pérouse, en route pour le Pacifique Sud, avant de rentrer lui-même dans la France révolutionnaire et ses bouleversements, décalage qui le surprend autant que Cotignon, après plusieurs années loin de la France.
On attend donc avec d'autant plus d'impatience la suite de ces souvenirs que le rôle scientifique et politique des stationnaires français en Extrême-Orient, à la fin du règne de Louis XVI et après la victoire sur l'Angleterre, si active en ces mers, va s'intensifier.
Un volume, Mercure de France 1997, 2e éd. coll. de poche, 2005
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